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Musil, traduction française

(…) Notre société blanche ne verra plus jamais surgir toute seule une idéologie unitaire, une «culture » ; même si les premiers âges en ont connu – encore qu’on embellisse probablement ce qu’il en fut -, les fleuves descendent des montagnes, ils n’y remontent pas.
Une société florissante subit toujours, intellectuellement parlant, un processus continu d’autodésagrégation. Le nombre des individus et des opinions qui contribuent à la formation générale des idées augmente sans cesse, comme celui des nouvelles sources idéologiques que feront surgir l’étude du passé et les nouvelles relations établies entre les lieux d’origine les plus distants. Ce que l’on nomme civilisation au sens usuel n’est en effet, pour l’essentiel, rien d’autre que la surcharge de problèmes que l’individu subit sans même en connaître les termes – songeons à la démocratie politique ou à la presse -, au point d’y réagir, tout naturellement, de façon tout à fait pathologique : nous attendons aujourd’hui du premier commerçant venu des décisions intellectuelles entre lesquelles un Leibniz n’aurait pu, en conscience, choisir ! On peut malaisément nier, d’autre part, qu’une certaine valeur vitale ne soit inhérente à chacune des idées qui interfèrent un peu partout, que les refouler ne soit une perte, et les accueillir seul un gain ; l’énorme problème d’organisation qui s’impose du même coup consiste à ne pas abandonner la confrontation et la mise en relation des facteurs idéologiques au hasard, mais bien à les favoriser. Cette fonction indispensable de toute société n’existe aujourd’hui que dans le domaine des sciences, donc de la pure rationalité; dans le domaine de l’esprit, les créateurs eux-mêmes n’en ont pas compris la nécessité.
Tout au contraire : c’est dans ce monde de l’esprit – opposé ici, pour aller vite, à celui où n’opère que le travail univoque de la rationalité – que se montre le plus tenace préjugé, selon lequel toutes les déviations de la civilisation et surtout la désagrégation des âmes sont imputables au culte de la rationalité. Sans doute peut-on reprocher à celle-ci toutes sortes de partialités et de réactions secondaires néfastes ; mais prétendre qu’elle a une influence dissolvante, ce n’est jamais qu’affirmer simplement qu’elle désagrège progressivement des valeurs jusque-là intactes et garanties par une sensibilité affective; or, elle ne peut le faire que si les données affectives que ces valeurs présupposent étaient déjà lézardées ; le mal n’est pas dans sa nature, il était déjà dans la leur! La rationalité elle-même, par essence, est apte aussi bien à lier qu’à délier, elle représente même sans doute dans les relations humaines la plus grande force de liaison, et il est étrange que cela échappe si souvent aux beaux esprits qui se font ses accusateurs. Il ne peut donc s’agir là, en définitive, que d’un mauvais rapport, d’un manque de compréhension mutuelle entre la rationalité et l’âme. Ne disons pas que nous avons trop de rationalité et trop peu d’âme; disons que dans les questions qui relèvent de l’âme nous faisons trop peu usage de notre raison. La situation fausse où on lui reproche de s’être mise se ramène en fait à ceci : le cours habituel de nos pensées va d’une pensée à l’autre et d’un fait à l’autre en éliminant le moi, nos pensées comme nos actes ne passent pas par notre moi. Aussi bien est-ce là l’essence même de notre objectivité : elle relie les choses entre elles et, même quand elle les met en rapport avec nous ou – comme dans la psychologie – nous choisit pour son objet, elle le fait en éliminant l’élément personnel. En un certain sens, l’objectivité sacrifie l’intériorité des choses ; ce qui est universellement valable est impersonnel, ou encore – selon une très heureuse définition indirecte de Walther Strich : on ne peut répondre d’une vérité sur sa personne. Dès lors, l’objectivité ne saurait fonder un ordre humain, elle engendre un ordre de choses.
En fait, la longue période de transition vers les temps modernes dont on a parlé et qui a vu l’essor de la pensée positive a déjà connu cette protestation dans toute sa violence : la religion n’est pas la théologie, affirment à peu près unanimement Schwenckfeldn, Sébastien Franck et Valentin Weigel à l’encontre du mystique fourvoyé que fut Luther : elle est « renouvellement de tout l’être humain ». C’est la protestation de l’affectivité, de la volonté, du muable et du vivant, c’est-à-dire en somme de l’humain, qui se définit là par opposition à son précipité solide et figé : la théologie, le savoir. Et toute mystique – si on la considère indépendamment de ses liens avec la théologie et des colorations particulières qui en résultent – a toujours eu cette protestation pour ressort principal ; des mots comme amour, vision, éveil et tant d’autres analogues, avec leur profonde indétermination et leur tendre plénitude, n’expriment rien d’autre qu’une pensée baignant plus profondément dans le domaine affectif, une relation plus personnelle avec l’expérience.(…)

Robert Musil 1922
L’EUROPE DÉSEMPARÉE ou PETIT VOYAGE DU COQ À L’ÂNE
in: Robert Musil Essais. Conférences, critiques, aphorismes et réflexions,
trad. fr. P. Jaccottet, Paris, Éditions du Seuil, 1984
remaniée par B.Schütz  11/21

 

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